Microbes du bien, microbes du mal

Le Monde, 2 octobre 2001

« Rennes en quarantaine… », « vingt-cinq foyers de variole déclarés à ce jour… », « Premiers cas d’anthrax diagnostiqués chez 350 passagers d’un Boeing 747 en provenance de Karachi… », « L’aéroport de Roissy, zone interdite, zone contaminée… ». On peut facilement imaginé les gros titres de la presse si le bioterrorisme se manifestait. Pure fiction ? Fantasme médiatique pour donner des frissons aux nantis ? Pourtant après les attentats d’une poignée de kamikazes sur les Twin Towers, tout semble possible. La très sérieuse Organisation mondiale de la santé (OMS) a conseillé aux gouvernements occidentaux de se préparer à des épidémies massives. Des cellules de crises ont réuni les plus hautes instances gouvernementales en France comme dans les autres pays européens. La menace est prise au sérieuse. D’autant que rien n’a été envisagé pour faire barrage à une telle éventualité. Si un peu partout les militaires ont des stocks de microbes destructeurs, les civils n’ont rien prévu pour s’en défendre. On dispose ainsi de concentrés de virus de la variole, mais on ne fabrique plus de vaccin antivariolique.
Grâce à la vaccination massive, on s’est félicité un peu vite d’avoir éradiqué du globe ce terrible fléau contre lequel on ne possède pas de thérapeutique. Pour une fois, la médecine préventive avait damé le pion à la médecine curative. Aussi, une fois le mal vaincu, les responsables de la santé mirent un terme aux campagnes de vaccination obligatoire, et même à la fabrication du vaccin. Les civils étaient heureux de leur résultat, oubliant quelque peu les militaires et d’autres groupes. La variole tue vite et bien. Les Indiens d’Amazonie en ont fait la triste expérience, il n’y a pas si longtemps, lorsque le monde du progrès économique désirant s’emparer de leur territoire, fit parachuter des vêtements imprégnés du virus. Un génocide bactériologique, parfaitement silencieux, qui ne remua pas, à l’époque, les bonnes consciences.
Si, demain, des terroristes disséminent dans une bouche d’aération d’un avion ou d’un immeuble, un concentré de virus de la variole, ou d’autres virus plus ou moins connus, plus ou moins manipulés génétiquement ou encore d’une bactérie résistante aux antibiotiques, la science fiction deviendra réalité. Et chacun de penser immédiatement à ses enfants et à ses petits-enfants qui n’ont pas été vaccinés contre les virus assassins.
Une civilisation fauchée dans sa jeunesse, ne laissant en vie que les vieux depuis longtemps protégés. La fin d’une civilisation ? Accuser, condamner, punir les coupables ne servira plus à rien. Que faire contre des « démons » capables de tuer, sans remords et à distance, des centaines de milliers d’individus ? La bactérie du mal absolu aura frappé, il sera trop tard. Alors, peut-être découvrirons-nous à grande échelle la misère, l’horreur de perdre un enfant ou un petit-enfant, la tristesse de voir les nôtres mourir sans aide, sans soins, sans médicaments, dans des structures remplies de malades malgré les efforts de médecins désarmés devant l’ampleur du mal. Mais cette science fiction là n’est-elle pas déjà une réalité quotidienne pour une grande partie de l’humanité ? Les hôpitaux vétustes qui débordent de patients, les blocs opératoires inexistants, les pharmacies vides, les gamins qui meurent de déshydratation par manque de sérum, les tuberculeux qui ne trouvent pas d’antibiotiques, les dizaines de millions de malades du sida qui attendent la mort dans des souffrances extrêmes… Les bactéries sont déjà là, détruisant certaines nations, sapant leur jeunesse, touchant leur force vive. Une minute de silence pour les infectés qui meurent par manque d’antibiotiques, pour les victimes du sida parce qu’ils sont nés dans un pays où il ne fallait pas naître ! Une minute de silence pour les opérés décédés par manque d’asepsie ! Une minute de silence pour les milliers d’hommes, de femmes et d’enfants disparus, hier, lors d’un accès palustre, parce que leur maladie est due à un parasite trop rare sous nos climats tempérés pour mobiliser les centres de recherche des pays qui ne sont pas concernés ! Une minute de silence pour les victimes de la négligence, de l’oubli, de la bonne conscience !
Car nous connaissions les traitements, nous possédions les médicaments, nous avions les moyens d’agir mais c’était trop cher pour eux. Désolés, c’est la dure loi du marché !
Nous ne sommes pas responsables de la virulence des bactéries que personne n’a répandues. C’est vrai, vos gosses meurent, mais ce n’est pas une raison pour toucher aux nôtres. Ne confondez pas la civilisation du bien et celle du mal. Faudra-t-il attendre de connaître la souffrance monstrueuse, généralisée, injuste pour découvrir la souffrance permanente des autres ? Et si la peur d’être à notre tour décimés nous amenait à prendre conscience qu’il serait temps de remplacer nos actions dites humanitaires par une défense globale de la santé publique au niveau planétaire ?
Il n’existe pas de bactéries du mal et de bactéries du bien. Il n’y a pas chez les uns une extrême sensibilité devant la mort et la souffrance, et chez les autres une résistance innée au mal, un fatalisme génétique devant le décès d’un gamin. Pour vivre en paix, les autres doivent avoir les moyens de vivre.