Denis Labayle
Editions Julliard (2002)
202 pages
18,10 euros
Prix du roman du Doubs 2002
Prix Littré 2003
Mention spéciale du jury au Prix du Télégramme de Brest 2003
Sélectionné pour le prix Synopsis 2003
Présentation complète de l’ouvrage
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Extraits
Pages 7 et 8 :
« La vie s’est présentée à moi comme une fausse aventure. Par son ascension ininterrompue, mon existence aurait pu servir d’exemple ou de preuve que la société permettait aux plus humbles d’accéder aux plus hautes responsabilités. Et j’aurais pu continuer cette ascension si je n’avais perçu qu’elle créait une faille toujours plus béante avec mes origines et que cette permission s’avérait factice. Aussi fut-ce de mon propre gré que j’y mis un terme. Aucun de mes collègues de faculté ne comprit que je puisse quitter l’université sans avoir tenté ma chance d’atteindre les sommets. J’en tirai la profonde fierté d’avoir choisi moi-même mon destin. Je ne sais si j’en garde aujourd’hui regrets ou rancœur mais, c’est indéniable, j’y ai gagné en liberté. Et puis j’étais devenu médecin et le voyage pour y parvenir m’avait moi-même surpris. Comment en étais-je arrivé là ? Comment le petit vacher, le bouseux, le pèquenot comme on m’appelait au lycée, avait-il pu larguer les amarres de la fatalité paysanne ? Comment avait-il pu naviguer entre la jalousie des voisins, les reproches du frère et les encouragements ambigus du père ? Pour déjouer leurs obstacles, je les avais tous quittés sans regret. Tout au moins c’est ce que je pensais… car il ne se passait pas un mois sans que je retourne « là-bas », au fond du Finistère, pour faire craquer la terre. J’avais toutefois l’impression d’avoir tracé ma vie comme les sillons des champs de mon père. Profonds et droits. J’aurais donc pu savourer longtemps cette situation qui avait fait de moi un parvenu mais voilà, je le revis, et ce jour-là, de nouveau, ma vie bascula. »
Pages 45 à 48 : la mort de la mère…
« Chacun se crée des rites. Lors de mes retours au pays, je consacrais ma première visite de la matinée au cimetière pour nettoyer la tombe de ma mère. Après avoir avalé mon café et rangé ma chambre, je courus vérifier que le vent ou un mauvais voisin n’avait pas emporté les fleurs posées sur sa dalle. Je tenais à ce que sa dernière demeure soit de loin la plus gaie. Je lui devais bien cela, elle qui n’avait connu que le sacrifice et la rigueur des pauvres gens. J’entretenais également la tombe de mon frère qu’on avait couché à ses côtés, mais je faisais vite, y consacrant juste le temps qu’impose la décence, de peur qu’en m’y attardant, se réveille en moi l’absurde culpabilité. J’étais le seul à remplir cette tâche funéraire, mon père refusant de céder à cette obligation sociale par crainte, j’en étais sûr, de s’effondrer de chagrin sur la pierre où gisait sa fidèle compagne. Ma mère était morte trois ans auparavant. Non pas de vieillesse ou de maladie, mais d’épuisement. Ni mon départ vers la capitale, ni le décès de mon frère n’avaient modifié son rythme de travail, sans doute pour ignorer l’absence. Elle se levait toujours tôt le matin, avant tout le monde, dès le premier cri des oies affamées, pour donner à manger aux bêtes et préparer le petit déjeuner. Elle n’avait pas reçu l’éducation qui rend l’éloquence facile. Elle me parlait par gestes et par regards. Lorsque je lui apportais, triomphant, l’un de mes succès scolaires, elle limitait son compliment. “ C’est bien, mon fils ” se contentait-elle de me dire avec un discret sourire qui traduisait sa satisfaction, et je lisais dans son regard, la fierté. Je savais que ce jour-là elle me confectionnerait un kouignaman moelleux à la saveur incomparable. Une fois, une seule, elle prit mes mains dans les siennes maladroitement et je crus qu’elle allait enfin exprimer ce que son cœur chérissait mais j’attendis… J’attendis un long moment et elle resta sans mot dire. L’expression des sentiments ne se façonnait pas à l’école française où elle avait passé, de toute façon, bien peu de temps. Elle m’apprit à tout économiser, mes habits, le pain, un bout de ficelle, les épluchures et même l’eau de la vaisselle pour le poulailler. Tout, y compris la parole, et c’est ainsi que le silence s’installa lentement entre nous avec l’âge et le temps. On la retrouva un jour étendue, raide, froide, près du clapier. Elle avait juste eu le temps de terminer sa tâche et de distribuer les graines avec les feuilles de choux. Les animaux habituellement si prompts à manifester leur joie et leur détresse l’avaient regardée silencieux, ingrats et rassasiés. Même notre chien toujours en éveil s’était curieusement contenté de rester à ses côtés, les yeux hagards, la langue pendante, poussant de petits cris plaintifs mais refusant d’y croire. C’est tard dans la soirée, quand s’installa la veillée funèbre, qu’il laissa éclater de longs sanglots. Il hurla toute la nuit contre la mort qui emportait sa maîtresse. Je dus pour le calmer l’emmener tôt le matin s’épuiser sur la lande. Il courait loin et revenait chaque fois vers moi avec dans le regard et la voix la même interrogation, pleine d’incompréhension. A force de caresses et de fausses explications, je finis par le calmer et à midi nous avons suivi ensemble le convoi de sa maîtresse en route pour son dernier voyage. Le seul qu’elle ait effectué car, depuis le jour de ses noces où mon père l’avait ramenée de Guerguelec, elle n’avait jamais eu assez d’argent pour quitter le village. Elle avait à cette époque tout juste dix-huit ans. Au village, elle savait tout des drames et des haines, des amours et des faiblesses. Elle parlait poliment à tous mais avec parcimonie, elle restait économe de ses pensées et cultivait la discrétion. D’elle, on vantait la fidélité à mon père et l’ardeur au travail. Mais de ses fils, on parlait peu, l’un mort, l’autre étranger. De quoi alimenter bien des mystères et justifier toutes les malédictions. Elle n’avait ni amie ni ennemie. Aussi, toutes les femmes sans exception se relayèrent-elles la nuit à son chevet, revivant entre deux prières ces brèves histoires qui avaient ponctué la monotonie de leur vie. Tous ceux du village furent présents pour former le cortège. Pas un ne manqua, ce qui au pays reste exceptionnel. Les haines se cultivent et se transmettent comme la terre, et chacun profite du moindre événement pour en réveiller la mémoire. Même son beau-frère, le frère de mon père à qui nous n’adressions plus la parole depuis plus de vingt ans, depuis qu’il s’était emparé de nos deux meilleurs champs lors du remembrement, même lui, suivit le cercueil, derrière, avec les chiens, jusqu’à la mise en terre. »